Chaque limite a sa patience
« L’œil qui voit encore ce qui n’est plus, l’étoile ; sur l’écran, l’image disparue ; qui ne voit pas ce qui est trop rapide, la balle de fusil ; qui ne voit pas ce qui est trop lent, l’herbe qui pousse, la vieillesse ; qui reconnaît une femme et c’en est une autre, un chat et c’est son soulier, son amour et c’est le vide – la liberté de l’œil aurait dû depuis longtemps nous mettre en garde.
Paul Nougé
« Comme toute quête authentique, la quête critique consiste, non pas à retrouver son objet, mais à maintenir les conditions de son inaccessibilité. »
Giorgio Agamben
Pêcheurs d’images, nous sommes sans cesse pris dans les filets que jette notre propre regard sur le monde, au hasard de la vague dont nous attendons qu’elle nous emporte toujours plus loin dans nos égarements au large des rives du réel – de pauvres pécheurs, en somme, qui se contentent si souvent de croire à ce qu’ils voient. Dans la nasse, il est pourtant des œuvres qui possèdent le don singulier de nous ramener sur le rivage et de nous réapprendre à marcher, pas à pas, dans le sable mouillé du temps – le temps pour voir et le temps pour comprendre, qui crissent sous nos yeux délavés. Ainsi des œuvres fugitives, sensibles, pensées et sensées de Perrine Lievens, qui nous invite à poser nos pieds d’écaille dans les pas glissants de la sirène – la sirène Imaginaire, de son doux petit nom – plutôt que de nous laisser tout bonnement hypnotiser par son chant, à la dérive de l’improbable sentiment d’exister.
Regarder est ordinaire, banal, bien sûr – mais voir est un événement : un événement fragile dont Perrine Lievens fait la chose la plus délicate au monde. Car l’instant de voir hante la réflexion sensible de l’artiste sur la perception de la forme dans l’espace : c’est la prise instantanée d’une forme dans le ciment granuleux du regard qui constitue la matière première, impalpable de son travail plastique tout entier voué à matérialiser cet événement fugace et insaisissable dans des formes qui, à son image, sont le plus souvent fragiles et éphémères. Chaque œuvre convoque ainsi une expérience singulière du regard : celui que l’artiste pose sur le monde immédiat qui l’entoure, comme celui dont nous enveloppons ensuite les œuvres nées de son expérience sensible du monde – une expérience quelque peu opaque, on le sait, et toujours incertaine de son résultat. Jusqu’où peut-on aller dans la fragilisation d’une forme, tout en la conservant ? Comment atteindre et fixer ce point précis qui précède l’instant où elle se dérobe ? Comment maintenir cet état gazeux, voire liquide de l’instant où la forme s’envisage – dans cette infime fraction de temps où elle donne à voir autre chose, au-delà de que ce qu’elle montre ? Telles sont les questions que Perrine Lievens met à l’épreuve de ses mains, roule entre ses doigts, esquisse sur le papier dans l’atelier de ses pensées silencieuses, confuses mais tenaces dans leur quête d’une formulation plastique. La limite s’appréhende ici comme une vibration – et le risque pris est toujours celui de la disparition, comme en témoigne l’évanouissement consécutif à leur façonnage dans le réel de certaines de ses œuvres : seule l’une ou l’autre image atteste aujourd’hui à nos yeux qu’elle eurent un temps, parfois même juste un instant – un nuage pèse, un nuage passe – une présence tangible dans l’espace physique de notre regard. Evaporées, elles ont rejoint définitivement l’espace mental qui se loge derrière le rideau de nos paupières closes.
Si le désir de la forme, de la mise en forme de l’insaisissable instant de voir est à l’horizon de ce travail plastique qui vise et réussit à faire œuvre de regard(s) – comme on dit de la poésie qu’elle fait œuvre de pensée – il n’en va pas ici de la seule mise à l’épreuve de la forme dans cette expérimentation qui, à force de creuser les vides et de façonner les pleins, courtise l’impossible jusqu’au vertige et à la dérobade de l’objet : un dialogue serré est à l’œuvre entre la forme, le matériau et l’espace – cet éternel trio amoureux. La tension avec le réel de l’objet à venir se redouble ainsi dans le choix des matériaux mis au service de sa quête immatérielle par Perrine Lievens : la lumière, le souffle, le savon, le sucre, l’air ou le vent sont tout aussi fragiles, voués à la disparition que les formes dans lesquelles elle s’emploie à les décliner. Ce faisant, l’artiste durcit encore davantage les conditions de possibilité de son œuvre et aiguise la tâche qu’elle s’est donnée : éprouver et montrer ce qui est possible dans l’ordre de l’impossible – selon Charles Péguy, c’est là ce qui caractérise les maîtres. Jusqu’où peut-elle aller trop loin dans l’expérimentation de ces matériaux qui, en fragilisant la forme qui les enveloppe, les évide, les augmente, les innerve ou les soulève, soulignent à leur tour l’immense fragilité de l’œuvre et du moment de sa capture par le regard ?