Camille Paulhan


On pourrait très bien commencer à évoquer les œuvres de Perrine Lievens en déclarant qu’il n’y a rien à voir, qu’elles sont comme les contes, qu’il faut très simplement les imaginer en gardant les yeux fermés. C’est que la plupart, si l’on veut d’abord commencer par leur description, semblent être la promesse de contes nouveaux : c’est l’histoire d’une jeune fille qui avait des pieds d’écailles, d’un nuage en sucre, d’un cerf merveilleux aux cornes de savon... 
Mais les œuvres sont bien là, tangibles malgré tout. Chacune d’elles peut ressembler à une ébauche de conte, mais libre au spectateur d’imaginer sa narration. Puisqu’il faut néanmoins commencer par quelque chose, tout comme les contes débutent souvent par les mêmes formules, on pourrait évoquer une action isolée dans la production de la jeune artiste, une performance réalisée alors qu’elle était encore étudiante, sur la plage à Sangatte. Performance sans public, avec peu d’images, et ce ne sont d’ailleurs pas forcément ces dernières qui comptent. Dans celle-ci, Perrine Lievens tente de pêcher de l’écume qui constamment frémit à la surface de l’eau dans le ressac des vagues. Tâche impossible s’il en est, puisque l’écume ne cesse de se dissiper dès lors qu’on l’a cueillie. Mais l’écume est également une figure éminemment poétique : on se rappellera que dans le conte d’Andersen, la petite sirène se transforme en écume, rejoignant alors des « filles de l’air » qui grimpent vers des nuages roses. Cette action, non spectaculaire et sans aboutissant, ressemblerait presque à une tâche impossible telle qu’on en trouve dans les contes de fées ou les mythes : dans La vraie fiancée des frères Grimm, l’héroïne doit vider un étang avec une cuillère percée, tandis qu’aux Enfers les Danaïdes punies remplissent des tonneaux percés. Pêcher de l’écume serait d’ailleurs comme tenter de remplir d’eau un trou creusé dans le sable, ou toucher un nuage. 

Il s’agit donc avant tout de rendre visibles des oxymores, de la même manière que ces objets impossibles dont les contes regorgent : barques de pierre, pantoufles ou haches de verre, roses bleues... Mais on pourrait également rapprocher cette action de statements de l’art conceptuel, des Pieces de Yoko Ono à l’Autobiography d’Alan Sonfist, dans laquelle celui-ci déclare avoir collectionné des bouffées d’air, des ombres, des lumières... Lorsqu’on apprend que Perrine Lievens a eu l’idée de faire une collection d’eaux de mer, tout comme Daniel Spoerri a souhaité collecter les eaux des fontaines sacrées bretonnes, il n’est plus permis de douter sur le caractère poétique de l’inutilité et l’impossibilité de telles actions. Or, c’est plutôt la possibilité qui serait au cœur du travail de l’artiste : la possibilité de pêcher l’écume, comme la possibilité de faire pousser une table ou de se métamorphoser en poisson.

Dans Pieds, Lievens réalise un autre rêve de contes, la métamorphose. Là où les contes regorgent de personnages mi-animaux mi-humains, elle a choisi de combiner les deux en réalisant une paire de pieds humains changés en poisson. Il n’est pas question d’une sirène telle celle d’Andersen, moitié-moitié, mais de caractéristiques humaines qui se voient contaminées par d’autres. Là encore, l’oxymore est parfait : elle a choisi ce qui servait à marcher pour lui adjoindre cette instabilité, cette peau irisée qui n’en finit pas de glisser. Ces chaussettes-truites offriraient à quiconque les enfilerait de joyeuses perspectives, mais encore une fois voilà que l’œuvre plastique, sa matérialité résineuse et figée, déborde sur une imagination empreinte de contes et de légendes. C’est également ce qui est à l’œuvre avec Temps couvert, immense nuage en barbe-à-papa filandreuse posé très simplement sur des tréteaux le temps d’une photographie. Le nuage fondant ou s’asséchant trop rapidement selon la température de la pièce, l’artiste aura préféré n’en donner à voir qu’une image arrêtée d’une structure dense et délicate à la fois. Je me souviens d’une bible illustrée que je possédais petite, et dans laquelle la manne des Hébreux dans l’Exode était illustrée par des personnages mangeant littéralement les nuages qui les entouraient. De fait, le texte biblique parle plutôt de rosée ou de brouillard, mais c’est cette image qui m’est restée, d’une nourriture parfaite quoique sans goût et légèrement givrante, dont il suffirait simplement de tendre la main pour s’en sustenter. Francis Ponge a décrit à merveille cet état dans son poème « Le nuage », évoquant un « bloc de cristaux plumeux » ; c’est presque à dire qu’il fond sous la langue... Mais celui de Lievens ne se déguste que dans la pensée. Tout comme elle extrayait de l’eau une peau de poisson pour lui donner un aspect terrestre, elle semble ici cueillir un nuage pour le placer du côté de la matérialité, du poids (celui-ci étant soutenu par des tréteaux). Le choix du nuage n’est pas anodin : Gaston Bachelard parle des nuages comme les « ‘‘objets poétiques’’ les plus oniriques » dans L’air et les songes. Celui de Lievens semble tout droit sorti d’un conte sans référent, où l’on pourrait tout à la fois manger, toucher ou s’asseoir sur un cotonneux cumulonimbus.

Si plusieurs œuvres de l’artiste peuvent évoquer la nature, l’eau ou l’air, elle ne s’inscrit pourtant pas dans la suite d’artistes du land art. Si son Fleuve peut faire penser à une œuvre de Nancy Holt, Hydra’s Head (1974), où cette dernière avait creusé des disques de béton aux abords de la rivière du Niagara pour leur faire contenir de l’eau, reprenant la constellation Hydra par leur emplacement, il n’en est pourtant rien. Elle ne combat pas les éléments, ni ne recherche particulièrement une empathie avec la nature : Perrine Lievens recrée plutôt une nature un peu déviante, modelée par l’artiste. Sa Bouture est une table qui se met à pousser dans l’espace d’exposition, et rappelle par certains aspects les poutres sculptées par Giuseppe Penone, qui retrouvent leur essence de branchages par la sculpture. Elle a également imaginé un arc-en-ciel urbain et renouvelable, mais surtout complet. 

Mais ses sculptures les plus troublantes rappelleront sans nul doute les circonvolutions d’œuvres d’artistes comme Hubert Duprat, Pascal Convert ou Patrick Neu. La fragilité ou l’étrangeté de leurs matériaux les placent délibérément du côté du cabinet de curiosités. Il y a d’abord un corail de cire : drôle d’objet que ce corail de grande taille, figé par la cire, fermement condamné à une existence terrestre et non plus aquatique. On se rappellera à ce propos le pouvoir mortifère de la cire, quand on apprend que l’artiste trempe des fils dans de la cire chaude et ne moule pas cet objet, comme si le corail subsistait toujours, mais embaumé, par en-dessous. L’autre sculpture ressemblerait à un trophée, n’était son matériau particulier : des bois de cerf en savon. Comme une plume d’un oiseau de feu, un calcul de cheval ou une dent de narval, ces bois semblent rejoindre le panthéon des parties animales étonnantes. Un cerf qui ne peut prendre la pluie au risque de voir ses plus nobles attributs se déliter, qui ne peut se battre sous peine de finir dans la mousse, voilà ce qui nous ramène encore une fois à une narration flottante à laquelle les œuvres de Lievens conduisent sans pourtant jamais rien imposer.

Et c’est justement par le flottement que l’artiste s’impose : ni l’envol ni le battement d’ailes, mais cet état entre-deux : des moulins à vent reproduisent un espace intime à l’extérieur, faisant apparaître par leur papier miroir des reflets qui n’existent pas, des mouvements de vent. Un carton rempli de fines billes de polystyrène respire tout doucement, tandis que la maquette du lieu dans lequel nous nous trouvons flotte très lentement au-dessus du sol, soutenue par un ballon blanc. Enfin, c’est par une des œuvres les plus discrètes qu’il faudrait peut-être conclure ce petit texte : Deux dimensions et demie n’est qu’un très léger papier de soie blanc, ciselé pour lui donner l’apparence d’une bouche d’aération. Subtilement, celui-ci flotille par intermittences derrière la brise d’un ventilateur. À l’image des autres œuvres de l’artiste, celle-ci est modeste, simple et fragile. Suggérer plutôt que dévoiler, comme les « caresses infra minces » qu’évoquait Marcel Duchamp dans ses notes sur cette notion mystérieuse, qu’il imagine provoquée par la buée, le savon qui glisse, les légers frottements de tissus : « à fleur ».